Photo © Lucie Verdeil

À l’initiative de la mairie de Villeurbanne, le festival Réel est l’un des événements les plus décrits et médiatisés de l’année « Capitale française de la culture » (CFC)label obtenu par la ville en 2022. Il s’est tenu les 3, 4 et 5 juin 2022 dans le grand parc de la Feyssine à l’est de la métropole lyonnaise. Proposant des concerts de musique actuelle, des spectacles, un village d’associations ainsi que des espaces de restauration, le festival a accueilli 45 000 festivaliers Chiffre communiqué par la mairie et repris dans les articles de presse, cf. Nilo Parejo Vieira, « Festival Réel : 45 000 spectateurs et un pari gagné par la jeunesse », Le Progrès, 7 juin 2022. pendant trois jours. L’objectif affiché de la mairie consistait à confier intégralement la conception et la production de cet événement, gratuit et se déroulant dans l’espace public, à des groupes de jeunes de 12 à 25 ans accompagnés d’équipes constituées de professionnels de la jeunesse et de professionnels de la production d’événements culturels. À ce titre, c’est moins son inscription dans une continuité (Villeurbanne peut se prévaloir d’une tradition festivalière dans l’espace public avec la création, dès 1977, des Fêtes de Villeurbanne qui deviendront plus tard Les Invites) que son caractère inédit qui a été mis en avant par la municipalité : « La ville de Villeurbanne souhaite construire un nouveau festival au parc de la Feyssine et inventer avec les jeunes un nouveau mode d’organisation en les associant à l’élaboration du festival Extrait de l’appel à participation à l’organisation du festival, diffusé en mai 2021, à destination des jeunes Villeurbannais.» Sa singularité réside donc dans l’attention portée à la « participation » des jeunes à l’événement Dans l’appel à participation on peut lire : « La candidature, intitulée “Place aux jeunes”, a été retenue notamment parce que Villeurbanne a mis en avant la mobilisation de sa jeunesse. La ville cherche à rendre les jeunes acteurs de leur territoire à l’aide d’un projet artistique construit avec eux ! » Cet événement « doit impliquer et préparer la jeunesse à devenir actrice de la vie de la cité », dans B. Sevaux, « Place aux jeunes : de 3 à 25 ans », L’Observatoire, no 59, printemps 2022..

Ce projet participatif, pensé par la ville, n’est pas un exemple isolé. Il rend compte du « tournant participatif » actuel des politiques culturelles et de leur « événementialisation » Ph. Teillet, « Les politiques culturelles deviennent-elles des politiques événementielles pour peaufiner leur image ? », Nectart, no 9, 2019.. Héritier d’expérimentations et de discours depuis les années 1970 sur la participation dans les politiques publiques en général L. Blondiaux, « La démocratie participative : une réalité mouvante et un mouvement résistible », Vie publique, « Parole d’expert », 26 mars 2021., ce mouvement participatif repose sur une prise en considération du sens que donnent les individus à la culture Voir les articles de J. Zask, « De la démocratisation à la démocratie culturelle », Nectart, no 3, 2016 ; M.-Chr. Bordeaux, Fr. Liot, « La participation des citoyens à la vie artistique et culturelle », L’Observatoire, no 40, 2012 ; E. Wallon, « La culture : quelle(s) acception(s) ? Quelle démocratisation ? », Cahiers français, no 348, janvier-février 2009.. Il fait également le pari que la délibération des citoyens contribue à une plus grande pertinence des décisions et que le processus participatif favorise l’émancipation des individus et le dialogue social M. Carrel, « Injonction participative ou empowerment ? Les enjeux de la participation », Vie sociale, no 19, 2017 ; SCOP Le Pavé, « La participation », Les Cahiers du Pavé (#2), 2013.. Pour autant, la participation reste un phénomène complexe à appréhender qui se caractérise par un spectre très large de postures (participation par organisation, par prise de décision, par interprétation, par observation, etc. J.-L. Novak-Leonard, A. S. Brown, W. Brown, Beyond attendance: A Multi-Modal Understanding of Arts Participation, National Endowment for the Arts, 2008 ; F. Dupin-Meynard, E. Négrier, Cultural Policies in Europe: A Participatory Turn?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2020.), de dispositifs et d’initiatives Be SpectACTive!Breaking the Fourth Wall: Proactive Audiences in the Performing Arts, rapport 5, 2018 ; L. Bonet, F. Dupin-Meynard, E. Négrier, J. Sterner, Making Culture in Common: A handbook for fostering a participatory approach in the performing arts, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2022..

Comment la singularité affichée du festival Réel a-t-elle été vécue par les jeunes organisateurs et a-t-elle été perçue par les festivaliers ? Une équipe de chercheurs de l’université Lyon 2 a étudié l’organisation du festival pendant l’année 2022, en faisant une enquête auprès de ses jeunes organisateurs, et a cherché à comprendre la morphologie des publics en menant une seconde enquête auprès des festivaliers venus assister aux trois jours de fête. Ainsi ont été interrogés, entre juin et décembre 2022, 21 jeunes participants et 12 membres des équipes professionnelles d’organisation (mairie de Villeurbanne, équipe CFC et professionnels extérieurs) et, au cours des trois jours de festival, une enquête par questionnaire (n=559), doublée d’entretiens (n=50), a été menée auprès des festivaliers.

L’objectif était de saisir la participation en acte, c’est-à-dire du point de vue de ceux qui la vivent, à la fois les jeunes qui ont co-élaboré le festival, et les publics qui s’y sont présentés.

Dans cet article, nous avons choisi de nous arrêter en particulier sur les formes d’engagement des participants. On repère deux formes d’engagement qui, loin d’apparaître comme contradictoires, s’articulent dans l’expérience des jeunes et le point de vue des festivaliers. D’un côté, les jeunes investissent cette expérience comme un projet et planifient méthodiquement la mise en œuvre d’un événement qui sera décrit et valorisé par eux dans sa conformité à un « vrai festival » ; et de l’autre côté, les jeunes comme les publics voient dans cette participation et dans ce festival la promesse de contribuer au bien commun. À ce titre, la forte charge politique et citoyenne de l’investissement des jeunes et des publics dans l’événement rappelle la force que peut revêtir une action culturelle partagée, située et discutée.

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La participation, un mot d’ordre ?

L’appel à participation à l’organisation du festival est lancé en juin 2021, et 119 jeunes se manifestent. Ces derniers s’impliquent dans l’élaboration de l’événement pendant sept mois, jusqu’en juin 2022, date du festival. Ils s’engagent avec des attentes fortes. Celles-ci se nourrissent des promesses et des imaginaires de « la participation » dans un contexte particulier : celui d’une forte médiatisation du caractère participatif de l’événement et celui d’une sollicitation importante des jeunes à se raconter et à témoigner de leur expérience de participation, tant via les médias que par leur propre stratégie de communication sur les réseaux sociaux. 

On observe que, dans ce contexte, les représentations de la participation sont plurielles. Dans le discours de la municipalité (« laisser les clefs du camion » aux jeunes organisateurs, monter des « partenariats inédits », etc.), on retrouve la volonté d’intensifier une relation – qui plus est « durable » – entre les jeunes et la collectivité publique, ce qui recoupe des objectifs de démocratisation culturelle de « développement des publics » ; mais aussi la reconnaissance de ces jeunes en tant que « partenaires » autonomes qui rappelle l’approche par les droits culturels ; et enfin le dialogue interculturel, intergénérationnel, qui recoupe davantage une approche de la participation comme transformation sociale et génératrice d’inclusion. Les médias Le cas du documentaire « en immersion » Villeurbanne, Capitale française de la culture 2022 : Place aux jeunes est remarquable de ce point de vue, car on demande aux jeunes interviewés de raconter leur parcours de vie, de prendre la parole de façon très individualisée. et le compte Instagram du festival, dans lesquels les jeunes racontent l’événement, mais surtout se racontent en tant que partie prenante de l’organisation, offrent une représentation de la participation comme processus d’individuation, affichage de soi et possibilité d’exprimer son point de vue, son individualité.

Face à cet imaginaire pluriel, les jeunes sont, à priori, méfiants vis-à-vis de ce qui leur est annoncé comme une grande liberté et autonomie ; ils craignent une instrumentalisation de leur participation. 

On retrouve cette approche critique de la participation chez les festivaliers. Si, dans le cadre de notre enquête, ils mentionnent la participation comme étant bel et bien une singularité du festival (59 % des festivaliers interrogés identifient l’événement comme une manifestation organisée par des jeunes), et comme étant globalement perçue très positivement, on observe qu’une partie d’entre eux manifeste une méfiance ou une incrédulité vis-à-vis de l’implication réelle des jeunes. 

En écho à ces imaginaires, nous allons maintenant montrer comment la participation s’est mise en œuvre dans l’action et en quoi elle révèle des formes d’engagements spécifiques pour les jeunes enquêtés. 

Produire un festival : la participation comme « engagement en plan »

On repère un premier régime d’engagement, pour reprendre les termes de Laurent Thévenot, qui correspond à ce qu’il nomme l’« engagement en plan L. Thévenot, L’Action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006. ». En effet, la participation n’est pas évoquée par les jeunes interrogés en tant qu’action familière, spontanée et impromptue. Le fait de « définir un cadre », des étapes, des règles est très explicitement mentionné pour expliquer comment leur expérience de participation a été possible et s’est construite de manière procédurale. La place des cadres et des médiations montre que la participation est d’abord vécue comme un processus organisé, qui s’oppose à la vision de la participation qui ne serait qu’improvisation et auto-gestion, ce que peut véhiculer le discours de la ville en voulant « confier les clefs du camion » aux jeunes organisateurs et organisatrices. Les multiples cadres de travail sont décrits par les jeunes comme étant ce qui leur a permis de se coordonner pour arriver à se mettre d’accord et accomplir des actions. En cela, ils témoignent bien de l’engagement planificateur qui vise à réaliser des actions « normales » et à atteindre un objectif. On décrira dans un premier temps la mise en place de ces cadres, et dans un deuxième temps l’aboutissement de l’engagement dans la forme « festival ».

On repère d’une part une co-élaboration de l’organisation du travail (sélection et mise en place de commissions thématiques [programmation, communication, village associatif, etc.], choix des horaires et des jours des séances de travail). Cette négociation sur le cadre de leur participation peut être interprétée comme une manière de « prendre part J. Zask, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2011 ; J. Zask, « La participation bien comprise », Esprit, no 7, juillet-août 2020. ». D’autre part, les méthodes de délibération utilisées pendant les séances de travail (débat, vote, pratique du jeu de société, session d’écoute musicale) renvoient aux façons de contribuer et d’« apporter sa part » au projet. Enfin, la reconnaissance et la séparation des expertises entre les différents acteurs impliqués dans l’organisation du festival (jeunes, encadrants, référents, professionnels du secteur culturel) permettent à chacun d’être reconnu dans son rôle et ses demandes, et de « recevoir sa part » en tant que participant. Par exemple, les équipes CFC sont attendues pour leur rôle de confiance et de coordination, les jeunes référents (stagiaires, services civiques au sein de l’équipe CFC) pour leur rôle de coordination et de suivi, et les professionnels du secteur pour leur capacité à transmettre les règles du jeu du secteur musical. Cette répartition des rôles et expertises active des rapports et relations très classiques de transmissions de connaissances mais très valorisantes pour tous.

« On avait vraiment limpression de suivre une formation, parce quelle [la professionnelle de la communication événementielle] nous expliquait assez bien. Évidemment, cétait rapide (moins dune heure), mais cétait plutôt bien, suffisamment concret et précis, sur les objectifs de chaque chose. » (Participante, 25 ans).

La parole experte confère par exemple une valeur forte à certains espaces de décisions. Quand un arbitrage va à l’encontre de l’avis de l’expert, on remarque une fierté supplémentaire chez les jeunes. En témoigne une anecdote récurrente dans nos entretiens, qui raconte le jour où le choix de l’affiche officielle de l’événement a été soumis au vote au cours duquel la préférence des jeunes, entre plusieurs options graphiques, l’a emporté sur celle de la professionnelle de la communication accompagnant le groupe.

La parole experte a du poids pour les jeunes qui estiment bénéficier des connaissances des différents encadrants du projet. On retrouve cette répartition des expertises dans les motivations et les bénéfices déclarés par les jeunes participants à l’issue de cette expérience. Néanmoins, si une grande partie motive sa participation par l’acquisition de compétences à faire valoir dans un C.V., la majorité rattache son engagement à la volonté d’aboutir à la création d’un festival. Le but à atteindre apparaît crucial, surtout si cet événement est bien conforme à ce qu’on attend d’un festival de musique actuelle. Par exemple, la qualité « professionnelle » de l’événement et sa qualification de « vrai festival » provoquent également beaucoup de fierté pour les jeunes.

« Les gens autour de moi avaient un peu des à priori négatifs. Et en fait, j’ai des potes qui m’ont dit “Bah franchement j’ai été mauvaise langue, c’était génial”. Ça n’avait rien à envier à un festival classique ou qui est là depuis longtemps, parce qu’il y a aussi le truc de la “première fois” et pour autant, franchement, ça ne faisait pas amateur. » (Jeune organisatrice du festival, 20 ans).

La forme festival en tant que standard, c’est-à-dire tel un espace reconnaissable de fête mais aussi de pratique culturelle, est évidemment très présente dans le discours des festivaliers. Elle fonctionne comme un référent pour juger l’expérience que l’on est en train de vivre et ce d’autant plus que cette manifestation se déroule pour la toute première fois et n’a pas de précédent. Il est donc remarquable de voir comment les festivaliers interrogés mobilisent ce qu’ils savent d’un festival de musique actuelle afin de pouvoir créditer, légitimer la manifestation qu’ils ont devant les yeux.

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Politiser l’expérience du festival : la participation comme justification

La dimension très structurée et hiérarchisée des formes de participation et l’attachement à la dimension très normée du festival pourraient laisser penser que c’est une rationalité technique qui domine l’investissement et la mise en œuvre de l’événement. Or, il n’en est rien et il apparaît, bien au contraire, que cette manifestation a été fortement investie d’une charge politique et citoyenne. On repère à ce titre un second régime d’engagement, que Laurent Thévenot qualifie d’« engagement en justification » et qui suppose une montée en généralité de l’action qui peut être partagée collectivement L. Thévenot, 2006, op. cit.. En effet, l’analyse des bénéfices et de l’expérience de participation, telle qu’elle est racontée par les jeunes interrogés et les festivaliers, permet de mettre en relief la façon dont ils et elles justifient le festival comme permettant de contribuer au bien commun. Les liens entre motivations, désir de participation, engagement, analyse de l’événement de juin, etc. révèlent une exigence et une préoccupation, de leur part, pour des enjeux sociétaux importants. On en décrira ici trois : la dimension démocratique de l’événement qui s’illustre dans la diversité musicale et la diversité des publics présents, l’inclusion et le soin des publics, et enfin l’image des jeunes en société qui nécessite de leur point de vue une réévaluation de fond.

La notion de « diversité » apparaît dans le discours des enquêtés comme un registre de valeur important. Cette diversité est revendiquée dans les choix de programmation allant de l’esthétique pop rock (Eddy de Pretto, Joanna), au rap (Roméo Elvis, PLK, Noga Erez), en passant par la musique électronique (Ascendant Vierge, Romane Santarelli, Ofenbach, Feder) et les spectacles pour enfants (Tchangara, Pat Kalla & Le Super Mojo). Mais la diversité est également mobilisée par les jeunes pour décrire les festivaliers. Ils estiment en effet que les publics sont variés et sont fiers de cette grande mixité. Ils et elles l’expliquent par leurs choix de programmation, par les efforts réalisés pour construire une programmation de qualité et pouvant répondre à une gamme étendue de goûts musicaux.

Dans les faits, la diversité perçue du public se caractérise principalement par la coprésence de publics aux âges et pratiques diverses. Si la morphologie sociodémographique du public révèle dans un premier temps que celui-ci est fortement homogène, féminin (56 %) et actif (58 %), et en ce sens proche des festivals similaires, il apparaît en effet que Réel compte une part beaucoup plus importante de public jeune (33,3 % des festivaliers ont moins de 25 ans), élève et étudiant (32,5 %). Les deux autres classes d’âges sont les 25-35 ans qui représentent 37 % du public et les 35-55 ans qui représentent 25 % du public. On note que c’est la présence de familles qui a le plus souvent été repérée comme un marqueur de diversité.

« Il y en avait pour tous les goûts. J’ai vu des enfants avec des parents, et c’était tout ok. Enfin le fait que les gens viennent avec leurs gosses ! Alors qu’en festival tu ne viens jamais avec des enfants quoi ! »(Festivalière, 25 ans, Lyon).

La modalité d’accompagnement au festival (entre amis ou en famille) et la motivation (la programmation ou la découverte) semblent alors discriminer les pratiques propres à chacune de ces générations. En conséquence, l’âge constitue une variable fondamentalement discriminante dans l’expérience de festivalier. Les plus jeunes (jusqu’à 25 ans), pour lesquels il s’agit fréquemment d’une première, ont prévu leur venue, l’ont organisée et préparée. Pour la génération suivante (25-35 ans), la fréquentation du festival constitue une opportunité de rencontres entre amis, ainsi que de pratiques multiples (manger, danser, écouter de la musique) qui se combinent selon une infinité de possibles (rien ne semble hiérarchisé dans le cadre de cette sortie). Le public de parents (35-45 ans) a vécu cet événement comme un moment familial avec des attentes liées à leur rôle de parent et aux enfants les accompagnant. La diversité des publics, bien réelle, n’a pas nécessairement conduit à des mélanges et des interactions : elle est plutôt portée comme une vertu du festival, une qualité qui donne de la valeur à celui-ci et qui par effet ricochet donne de la légitimité à la pratique festivalière et la construit en tant que pratique politique, engagée.

Cette présence simultanée de publics de générations différentes a été permise par la mise en place d’un espace vécu comme accueillant, efficace (dans son aménagement et sa signalisation) et surtout sécuritaire. Ce dernier point est particulièrement présent dans les échanges tenus avec les festivaliers et semble rendre compte d’une recherche à la fois circonstancielle (post-Covid, phénomène des « piqûres » en milieu festif…) mais aussi plus attentive aux autres (prévention en milieu festif). Il porte surtout en lui un enjeu majeur, politique, du festival comme espace public inclusif, dans lequel tous et toutes se sentent à leur place. De ce point de vue, la gratuité a été plusieurs fois citée comme un élément qui situe Réel sur cette dimension engagée. Elle permet d’ouvrir le festival à un public d’ordinaire plus « frileux », venu pour « faire un tour ». Ne pas payer une place à l’entrée favorise une fréquentation du lieu guidée par la curiosité, l’envie de « passer voir ce qu’il s’y passe ». Se retrouvent ici des publics peut-être moins habituels, avec une trajectoire festivalière plus aléatoire, plus souple, sans programme précis, et qui n’implique pas de se renseigner ou d’aller assister à chaque concert.

« Voilà, il y a beaucoup d’événements, des gros festivals en France qui sont énormes, mais où les places peuvent être très vite chères et qui ne sont pas ouverts à tout le monde. […] Alors que là, on a croisé des parents avec des enfants, des personnes âgées, tout ça. Le fait que ce soit gratuit, ça ouvre vraiment toutes les possibilités. » (Festivalier, 30 ans, Villeurbanne).

La gratuité du festival est perçue comme le signe manifeste d’une politique d’accessibilité et sa dimension engagée est exprimée tant par la présence associative que par l’ensemble des démarches mises en œuvre par l’organisation. L’implication d’associations qui font la promotion du respect, de la diversité, des gestes citoyens et responsables est remarquée. Elle participe, selon les festivaliers, à l’identité d’un festival conscient et responsable.

« Les associations : c’était très tourné sur l’écologie, le respect.  […] Il y avait l’association pour les femmes qui sortent de boîtes, pour la sécurité la nuit… Je ne savais pas que ce genre d’association existait. […] La diminution des déchets aussi, j’ai vu que ça pourrait être intéressant ! » (Couple de festivaliers, 45 ans et 46 ans, Pierre-Bénite).

Pour finir, la participation des jeunes dans le festival Réel renforce pour beaucoup d’entre eux le désir de s’investir ou de poursuivre leur implication auprès d’associations ou de causes bénévoles. Ils sont convaincus de l’intérêt des engagements collectifs. Celles et ceux pour qui ce n’était pas le cas découvrent les valeurs liées à l’engagement et y adhèrent.

« Le fait est qu’avec le festival, ça m’a donné envie de faire plus. De passer plus de temps libre, que je passais à regarder la télé, maintenant je suis dehors et je me sens utile. Donc c’est une façon de découvrir que je peux être utile […]. » (Jeune organisatrice du festival, 25 ans).

Enfin, du point de vue de ses organisateurs, le festival contribue à donner une bonne image de la jeunesse. La qualité de celui-ci permet de montrer que les jeunes organisateurs sont méritants, qu’ils représentent une jeunesse engagée, utile et citoyenne, à rebours de représentations négatives et stéréotypées. L’une des interviewées insiste, à ce titre, sur la capacité d’apprentissage des jeunes, plaidant ainsi pour la valorisation des néophytes, ceux qui ne sont pas dotés d’un capital (scolaire, économique, etc.). 

« On montre en même temps que les jeunes finalement ne sont pas que des fainéants, qui ne pensent qu’à profiter des événements, qu’à gaspiller de l’argent par-ci par-là… Mais qu’ils sont bien motivés, qu’ils sont bien dynamiques pour mener un projet comme ça. On peut avoir les épaules si on est bien encadrés. On peut en fait assumer cette tâche. » (Jeune organisatrice du festival, 18 ans).

Conclusion

Le festival Réel est un événement relativement inédit car il articule, de prime abord, trois spécificités. La première est la gratuité qui constitue non seulement un déclencheur majeur à la participation des publics mais qui construit aussi un univers d’attentes et de pratiques particulières (autour de l’inclusion, de la participation citoyenne). Deuxième spécificité, la localisation du festival – à la fois proche (le parc est dans la ville) et sans précédent (il n’a jamais été investi pour un tel type de manifestation) – attire un public souvent néofestivalier qui découvre avec cet événement ce qu’est d’être festivalier. Enfin, le jeu entre les codes des festivals de musiques actuelles à la fois respectés (programmation attractive, multiples scènes…) et en partie détournés (entrée libre, espace de repos pour enfants, programmation d’autres formes artistiques…) a été valorisé par tous les participants. 

En ce qui concerne l’expérience de participation au festival, elle est vécue comme intense et résolument positive par les jeunes organisateurs. Les deux régimes d’engagement présentés précédemment (l’investissement procédurier ou planificateur et l’investissement collectif et politique) témoignent non pas d’une contradiction mais d’un équilibre subtil entre deux dimensions de l’expérience culturelle de ces jeunes. D’une part, ils manifestent un respect et une adhésion à un projet qui n’était pas le leur au départ, ce qui révèle de leur part une disposition au dialogue social et à la participation démocratique très ouverte. En valorisant les cadres et la planification de leur participation, tout autant que les valeurs de diversité et d’inclusion, ils manifestent une « citoyenneté exigeante Entretien avec C. Peugny, V. Tiberj, propos recueillis par É. Colin-Madan, « Pour en finir avec une vision désenchantée de la jeunesse », L’Observatoire, no 60, avril 2023. ». D’autre part, la participation et ses régimes d’engagement sont pris dans les mailles d’un imaginaire relatif au bien commun culturel qui n’est, dans le cas étudié ici, pas si large que ça. Si le festival s’impose aussi fortement comme aboutissement idéalisé et forme standard de l’action culturelle, on peut se demander quelles alternatives au bien commun culturel, plus orientées vers l’exercice des droits culturels que vers la mise en forme d’un événement, pourraient être mobilisées par les jeunes lors de prochaines initiatives participatives.