
Sur le schéma synthétisant les objectifs de cette réflexion sur la jeunesse et la citoyenneté, le chemin est sans ambiguïté : il s’agit de partir de l’école pour se rendre au bureau de vote. Ce parcours est illustré par des étapes, parmi lesquelles figurent notamment les délégués de classe, le Service national universel (SNU), la Journée défense et citoyenneté (JDC), le service civique, ou encore la remise de la carte d’électeur. Devenir citoyen est un processus que l’État cherche à accompagner et à guider. En effet, si juridiquement l’entrée dans la citoyenneté devient formelle le premier jour de nos dix-huit ans, rien ne garantit que ce changement de statut transforme en profondeur la personne majeure. Il faut que celle-ci soit préparée à l’exercice de ses droits politiques.
Mais le terme « politique » est absent de la synthèse du rapport Mais bien présent dans la version complète du rapport. Cf. Rapport d’information no 648, enregistré à la Présidence du Sénat le 7 juin 2022., et il nous semble devoir être mis en avant ici. De fait, si l’objectif de ces recommandations est le retour aux urnes, il faut comprendre que nous parlons d’abord de la jeunesse et de sa relation à la citoyenneté politique Le sociologue Th. H. Marshall a distingué, en 1949, trois dimensions de la citoyenneté qui font toujours référence aujourd’hui : civile, sociale et politique. Cf. « Citizenship and social class » (1949), reproduit dans Th. H. Marschall, Class, Citizenship and Social Development, New York, Anchor Books, 1965.. Il convient également de rappeler que, bien que l’abstention préoccupe fortement les rédacteurs des recommandations, la citoyenneté politique ne saurait être réduite à la participation électorale, puisqu’elle englobe d’une manière large la vitalité du débat d’idées et une pluralité de formes d’engagement et d’action. L’enjeu pourrait d’ailleurs se situer principalement à cet endroit : comment faire vivre le débat d’idées ? Autrement dit, comment user de sa raison et de sa faculté argumentative pour se forger une opinion, s’exprimer ? Comment prendre sa place dans la cité et dans l’élaboration des règles la concernant ?
Pour rétablir ce lien entre « jeunesse » et « citoyenneté », supposé brisé par le constat d’une abstention, les rédacteurs insistent : il faut « améliorer la connaissance des institutions ». Mais des institutions au service de qui et de quoi ? La question reste ouverte, puisque la construction d’une culture démocratique n’est pas évoquée en tant que telle. Pourtant, nous pourrions attendre d’un objectif de « redynamisation de la culture citoyenne » un questionnement plus direct sur l’éducation démocratique et la politisation des citoyens.
Maintenir une ambition pour asseoir la culture démocratique
Héritée principalement des Lumières et de la Révolution française, l’idée qu’il serait possible d’éduquer à la citoyenneté et d’offrir aux individus, par l’apprentissage, les conditions de leur émancipation est désormais ancrée. Dès 1791, Nicolas de Condorcet comprend que les hommes ne peuvent se gouverner qu’à la condition d’y être préparés. Car ce ne sont pas les institutions qui gouvernent les citoyens, ce sont les citoyens qui doivent être en capacité d’investir des institutions qu’ils auraient construites, faites évoluer et pensées, afin de se gouverner collectivement et à travers elles. En ce sens, avoir l’ambition d’un régime démocratique et préférer le partage du pouvoir entre les hommes, plutôt que sa concentration dans les mains d’un seul ou de quelques-uns, oblige à une autre aspiration : celle de l’éducation aux savoirs et aux pratiques. L’idéal démocratique est donc inséparable de l’idéal éducatif. Donner les moyens de comprendre le monde, grâce à l’expression (notamment l’écriture et la lecture), est un enjeu que l’école gratuite et obligatoire est venue affirmer. Mais qu’en est-il d’un enseignement spécifique et réservé à la question de la citoyenneté ?
Longtemps appelé « éducation civique », l’« enseignement moral et civique » (EMC) – tel que les élèves le connaissent aujourd’hui – a le mérite d’exister. Cependant, la mise en doute de son efficacité, selon les conditions et objectifs qui lui sont fixés, fait presque figure de lieu commun au sein de l’Éducation nationale. Au-delà des changements très fréquents quant aux attendus de cet enseignement, les rapporteurs rappellent qu’« il résulte de ces ambitions démesurées des programmes pléthoriques, dont la rédaction manque pour le moins de clarté, en contradiction avec un volume horaire (une demi-heure par semaine en moyenne dans le secondaire, qui sert souvent à “boucler” le programme d’histoire-géographie) largement disproportionné par rapport aux nombreux objectifs assignés à l’EMC Rapport d’information no 648, op. cit., p. 21. ». Alors, comment faire mieux ?
Pour que le citoyen advienne, les individus doivent savoir au plus profond d’eux-mêmes qu’ils ont la capacité d’agir, c’est-à-dire d’écrire l’Histoire.
Sortir d’une approche descendante et favoriser l’apprentissage par l’expérience
Une approche purement théorique des institutions (recommandations nos 1, 2, 3, 4 et 6 par exemple) paraît insuffisante, voire redondante avec le reste de l’approche scolaire, puisque l’enjeu se situe plutôt au niveau de la pratique démocratique. La mission d’information du Sénat pointe d’ailleurs le besoin d’« encourager une citoyenneté active par l’engagement Ibid. Cf. « Deuxième partie – Encourager une citoyenneté active par l’engagement », p. 111. ». Certaines propositions telles que la rencontre avec des élus (recommandation no 5) ou la valorisation des organes de démocratie de proximité (recommandation no 22) nous semblent davantage aller dans ce sens, surtout si nous retenons que la compréhension de la citoyenneté passe d’abord par l’action et l’expérimentation. Dans la Condition de l’homme moderne (1958), Hannah Arendt attribue de multiples vertus à l’action, notamment celle de pouvoir faire apparaître les acteurs. Transposé à notre réflexion sur la citoyenneté, ce constat suppose que le sujet social apparaît parce qu’il agit. Il devient citoyen par la conscience du rôle qu’il a à jouer. Dans ce cas, c’est bien l’action qui mène à la pensée ; laquelle, en retour, peut à nouveau mener à l’action. C’est à travers elle que se forgent, petit à petit, les idées, les opinions et l’appropriation du concept de citoyenneté.
La pratique et la rencontre manquent au sein de l’institution scolaire, précisément si l’on vise la « citoyennisation ». Pour s’en convaincre, en parcourant les pages de ce rapport, et plus spécifiquement celles restituant des témoignages issus du terrain, il est flagrant d’observer combien les professionnels redoublent d’inventivité pour conduire à cette action, à ce faire. Ces immersions in situ permettent d’accéder à la pensée, à une conscience, à une réflexion, et sans doute aussi à une politisation. En la matière, la rencontre avec l’art occupe une place non marginale. Elle n’est pas soulignée dans le rapport, mais le lecteur attentif pourra constater qu’elle existe bel et bien en filigrane. Les rédacteurs notent, par exemple, à la suite de leur rencontre avec l’association Uni’sons qui accueille, entre autres, des jeunes en service civique : « L’association a choisi comme slogan L’Art est Public et se veut un porte-voix de la République auprès d’une population que l’on ne voit pas. La culture permet en effet de réunir les gens Ibid., p. 330.. » Dans les différents exemples choisis par les rapporteurs, de nombreuses locutions viennent confirmer un intérêt pour la rencontre artistique et culturelle : « projets culturels », « sorties culturelles », « activités culturelles », « visites culturelles », « thématique “culture et patrimoine” », etc. Il est également fait mention de « médiateurs » ou d’« ambassadeurs » culturels.
Valoriser l’expression artistique et l’émotionesthétique, le secret d’un souffle citoyen
Dans l’effervescence suscitée par la Révolution française et dans les traces qu’elle a laissées, peut-être oublions-nous trop souvent une idée apportée par Schiller. Trois ans après Condorcet, en 1794, en Allemagne, Schiller écrit Les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Le philosophe pense que la Beauté peut rendre l’Homme meilleur, et plus encore peut faire advenir une société meilleure. Il écrit : « La beauté seule procure le bonheur à tous les hommes, et tout être oublie ses limites dès qu’il subit son charme. […] le goût amène la connaissance au grand jour du sens commun et il transforme ce qui est l’apanage des écoles en un bien commun à toute la société humaine Fr. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen) [1794], Paris, Aubier, 1992, « Vingt-Septième lettre », p. 369-371.. »
Cette conviction de Schiller n’a en réalité rien d’insolite, puisque la démocratie est historiquement liée à l’émotion esthétique. Le sociologue Yves Barel a d’ailleurs montré la simultanéité du développement de la démocratie athénienne et de la tragédie au Ve siècle avant notre ère : toutes deux sont nées ensemble. Il existe donc une relation particulière entre la citoyenneté et l’expérience esthétique. Pour trouver son assise et se concrétiser, la démocratie a eu besoin de s’illustrer et de s’incarner dans des fables et des contes, dans l’allégorie ou la transposition plus réaliste de situations du quotidien. Pour penser la cité et la gouverner, les Athéniens ont représenté des situations, par la fiction, dans toute leur complexité, voire leur ambivalence. Sur scène, la représentation offrait une symbolisation des questionnements, ce qui était une manière de pénétrer les enjeux sociaux et de se les approprier. Comprendre nos institutions et leur fonctionnement juridique peut dès lors paraître presque anecdotique, tant c’est le cœur même de la matière à traiter en démocratie qui éveille nos désirs et nous oblige à nous conformer à une culture démocratique, c’est-à-dire à être capables d’organiser nos conflits dans le débat argumenté plutôt que dans la force physique.
La citoyenneté est un concept abstrait qui nécessite une appropriation, par le désir, l’aspiration politique et l’imaginaire collectif.
Dès lors, on s’étonne que ces vingt-trois recommandations ne mettent pas plus en avant le besoin d’acquérir une culture du débat démocratique. En effet, la désertion ou la méfiance envers les institutions est à décorréler d’un manque d’aspiration démocratique. On constate au contraire que la soif d’une démocratie plus forte et qualitative se retrouve partout ; elle fut par exemple au cœur du mouvement des « gilets jaunes ». Les nuances apportées dans le rapport à l’intérêt d’une pédagogie du débat Rapport d’information no 648, op. cit. Cf. « La question des méthodes : la pédagogie du débat », p. 70-71. nous interrogent également, tant il semble important aujourd’hui de recréer du débat d’idées. Arrêtons de craindre celui-ci. Faisons-le éprouver, par le langage, par la rencontre avec des acteurs, par l’émotion esthétique. Dans cette perspective, les arts peuvent nous aider. Ils permettent d’aborder de biais les questions de société, de traiter obliquement de la cité pour mieux pouvoir nourrir la réflexion et l’exercice démocratique. C’est ce que nous disait déjà Schiller à la fin du XVIIIe siècle pour construire le citoyen en chacun de nous ; il faut articuler ensemble, dans un processus vertueux, le fait de sentir et de comprendre, ce que l’éducation esthétique est la plus à même de favoriser. Pour que le citoyen advienne, les individus doivent savoir au plus profond d’eux-mêmes qu’ils ont la capacité d’agir, c’est-à-dire d’écrire l’Histoire. Et pour écrire et faire l’Histoire, nous avons besoin de narrations, de récits et de rêves. Autrement dit, de beauté et de poésie. Comme nous y invite Schiller : « […] quiconque ne se risque pas au-dessus de la réalité, ne conquerra jamais la vérité » Fr. Schiller, op. cit., « Dixième lettre », p. 171. ; il faudrait donc concéder une importance politique au rêve, à l’imaginaire, à la création : se risquer à penser au-delà de l’existant pour trouver en nous l’envie d’agir.
Cette réflexion sur « Jeunes et citoyenneté : une culture à réinventer » se devait d’exister et doit encore se prolonger, car une approche uniquement juridique et formelle ne saurait suffire à cette réinvention. La citoyenneté est un concept abstrait qui nécessite une appropriation, par le désir, l’aspiration politique et l’imaginaire collectif. Autrement dit, il faut parvenir à être saisipar l’idée même de citoyenneté, émotionnellement et intellectuellement, pour se sentir citoyen et agir en tant que tel. Retrouvons nos idéaux, et si nous n’y parvenons plus, trouvons de la place pour la poésie dans nos vies et écoutons celle des plus jeunes. Après tout, les premiers concernés sauront bien nous aider à nous emparer de ce débat, c’est-à-dire à recréer notre ambition démocratique et politique pour demain. Ne manquons pas de désir.