
L’inscription, le 20 septembre 2023, de 139 sites funéraires et mémoriels du front Ouest de la Première Guerre mondiale sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco atteste d’une reconnaissance de la valeur exceptionnelle des traces laissées par les conflits contemporains et du travail mené depuis ces dernières décennies à la structuration d’un tourisme mémoriel qui, en France, est intrinsèquement liée à la politique mémorielle dont elle constitue un axe important. Partager la mémoire des conflits contemporains, en l’incarnant à la fois dans des actions communes et dans des lieux emblématiques, fait du tourisme de mémoire un vecteur d’échanges diplomatiques important. Par exemple, la politique de réconciliation franco-allemande, qui a régulièrement été réaffirmée dans des lieux de mémoire et aussi à l’occasion de commémorations ou pour renforcer la construction d’une identité européenne, a contribué à faire évoluer les valeurs transmises, aujourd’hui plus orientées vers la préservation de la paix et la communauté d’expérience des civils et combattants.
Une place singulière au sein des pratiques touristiques
Au croisement du patrimoine et de l’histoire, le tourisme de mémoire se concentre autour de sites ayant une forte résonance historique et mémorielle, liés à des événements intervenus dans un contexte particulier, celui des conflits contemporains La notion de conflits contemporains englobe ici tous les conflits auxquels la France a participé depuis la guerre de 1870 jusqu’aujourd’hui.. Ces lieux de mémoire – qui d’après la définition donnée par Pierre Nora P. Nora, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984. participent à la construction d’une identité collective locale, nationale ou internationale – peuvent être de plusieurs types : traces directes des conflits (champs de bataille, lieux d’internement, d’exécutions, de répression et de sépultures), mémoriaux, mais également musées ou centres d’interprétation. Au-delà de leur portée mémorielle et symbolique, ces lieux ont donné naissance à des pratiques touristiques variées dès la fin du XIXe siècle. Les pratiques de recueillement et de pèlerinage des anciens combattants et des familles endeuillées sur les champs de bataille se sont développées après la fin de la Première Guerre mondiale et durant l’entre-deux-guerres. Ce pèlerinage a progressivement laissé place, à partir des années 1970, à des pratiques touristiques, motivées par une volonté d’apprendre et de comprendre des conflits dont les derniers témoins disparaissaient inexorablement. L’enseignement de l’histoire de la Shoah, la transmission de cette mémoire et l’importance du témoignage des survivants ont également contribué à la mise en tourisme et au développement de pratiques de visites de lieux de mémoire.
Aujourd’hui, l’intérêt pour ce tourisme ne se dément pas et se renforce à l’occasion des cycles commémoratifs tels que le Centenaire de la Grande Guerre ou ceux de la Seconde Guerre mondiale, qui concourent au renouvellement de l’attractivité touristique et des pratiques de visites. En 2019, la fréquentation des lieux de mémoire en France métropolitaine a ainsi atteint un pic de 15,2 millions de visiteurs. Si la crise sanitaire liée au Covid-19 a fortement impacté le tourisme de mémoire – de la même façon que l’industrie touristique ces dernières années –, les chiffres de fréquentation de 2021, qui atteignent 6 millions d’entrées dans les lieux de mémoire en France, témoignent de l’intérêt toujours fort que les touristes leur portent et d’une reprise du secteur. Parmi les visiteurs, le public scolaire reste une part essentielle de la fréquentation (1,3 million en 2019), tout comme le public étranger (3,3 millions en 2019) dont les pratiques touristiques sont liées à la participation de leur pays aux conflits et à un récit national propre qui contribuent à créer une fréquentation différenciée suivant les nationalités. Les visiteurs britanniques se tournent par exemple très largement vers les sites de la Grande Guerre liés à la bataille de la Somme (Hauts-de-France), quand les touristes français visitent prioritairement les champs de bataille de la Meuse (Verdun).
Près de 110 ans après la fin de la Première Guerre mondiale, et à l’aube du 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce tourisme mêle enjeux mémoriels et civiques, valeurs démocratiques et républicaines. Les lieux de mémoire permettent de rendre compte d’un passé traumatique et endossent un rôle pédagogique de plus en plus prégnant, visible dans la part importante des scolaires parmi le visitorat et dans le nombre de dispositifs de médiations et d’initiatives développés à leur intention. L’intérêt historique ou culturel des touristes pour certains sites figure également parmi les motivationsde visite.
Historiquement initié et organisé par des acteurs locaux, le tourisme de mémoire a été, dès la fin de la Première Guerre mondiale, un levier économique important dans la reconstruction de régions touchées par les combats comme le nord et l’est de la France. Aujourd’hui encore, il représente une porte d’entrée et un moteur économique pour certains territoires. La Normandie reste la région accueillant le plus grand nombre de visiteurs de lieux de mémoire (2,7 millions d’entrées en 2021) suivie par la région Grand Est avec 0,9 million d’entrées en 2021. Enjeu économique favorisant le développement d’un territoire, le tourisme de mémoire se déploie à différentes échelles territoriales (locale, départementale ou régionale) ou suivant une mise en réseau, le plus souvent portée par des acteurs soucieux de mettre en œuvre une politique dynamique de valorisation touristique des lieux de mémoire, ou de les inscrire dans un secteur touristique préexistant, permettant le renforcement d’une économie plus classique (hébergement, restauration, infrastructures de transports) créatrice d’emplois sur un territoire donné.
Le ministère des Armées, deuxième acteur culturel de l’État
En France, le ministère des Armées est ainsi un acteur et un partenaire majeurs de la structuration du tourisme de mémoire à plusieurs titres. Ses actions consistent principalement à mettre en valeur le patrimoine mémoriel placé sous sa responsabilité et à accompagner les acteurs impliqués par la voie de partenariats.
Deuxième acteur culturel de l’État, il est chargé d’un important patrimoine mémoriel lié aux conflits contemporains, en France et à l’étranger, composé des sépultures de guerre (290 nécropoles et plus de 2 000 carrés militaires des cimetières communaux en France, 47 cimetières militaires dans 6 territoires ultramarins, un millier de lieux de sépultures français répartis dans plus de 80 pays) et de 10 hauts lieux de la mémoire nationale (HLMN), sites symboliques des différents aspects des conflits contemporains. Ces derniers sont répartis sur le territoire métropolitain et sont représentatifs de la Première Guerre mondiale (nécropoles nationales de Notre-Dame-de-Lorette et de Douaumont), de la Seconde Guerre mondiale (mémorial du Débarquement et de la Libération en Provence au Mont-Faron, mémorial national de la prison de Montluc, mémorial du Mont-Valérien, mémorial des martyrs de la Déportation, ancien camp de concentration Natzweiler-Struthof), des guerres de décolonisation (mémorial des guerres en Indochine, mémorial de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie) et des opérations extérieures (monument aux Morts pour la France en opérations extérieures). Ces hauts lieux sont fréquentés chaque année par plus d’un million de visiteurs.
La Direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) est chargée de concevoir la politique d’entretien, de restauration et de valorisation des lieux de mémoire relevant du ministère des Armées, en fixant les principes généraux et les orientations, ainsi qu’en en assurant le pilotage et la programmation. Ce travail se fait en lien avec les opérateurs chargés de mettre en œuvre cette politique : l’Office national des combattants et des victimes de guerre (ONaCVG) en France métropolitaine, en Algérie et au Maroc, les directions du commissariat pour l’Outre-mer et les postes diplomatiques à l’étranger (hors Algérie et Maroc). La DMCA anime le réseau des musées et mémoriaux des conflits contemporains (RMMCC) créé en 2006 et qui regroupe aujourd’hui plus de 140 membres répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain dans l’objectif de coordonner leurs initiatives et de faciliter leur insertion tant dans le cadre de la politique menée par l’État que dans celles menées localement pour promouvoir les équipements touristiques. Par ailleurs, le ministère des Armées soutient les projets de création ou de modernisation d’équipements mémoriels et muséographiques de collectivités territoriales ou d’associations, dans le cadre de « projets partenariats territoires ». Avec une réelle montée en puissance depuis 2014, la DMCA a accompagné près de 70 projets dont la requalification du mémorial de Verdun, la construction du mémorial du camp de Rivesaltes, la construction de l’Historial franco-allemand du Hartmannswillerkopf, le transfert du musée de la Libération de Paris, etc.
Transmettre les mémoires des conflits : un enjeu contemporain
Le tourisme de mémoire demeure plus que jamais d’actualité avec la disparition des anciens combattants et des derniers témoins de la Seconde Guerre mondiale, qui entraîne inévitablement un basculement de la mémoire vers l’histoire renforçant ainsi le rôle des sites dans la compréhension des conflits. Si le deuil a laissé place à la pédagogie, la fréquentation des lieux de mémoire continue d’être plébiscitée, parce qu’elle reste une expérience unique forte. Depuis la crise sanitaire de 2020-2021, la visite des sites s’est également enrichie d’une offre à distance et d’outils numériques qui rendent palpable ce qui n’est plus et permettent de toucher un public éloigné de certains lieux géographiquement enclavés.
Néanmoins, la visite des lieux de mémoire pourrait à terme être remise en cause par les conséquences du changement climatique, qui menace déjà directement certains sites naturels emblématiques des conflits contemporains tels que la pointe du Hoc dans le Calvados ou la forêt du champ de bataille de Verdun. La transformation rapide des traces et le risque de leur disparition incitent les acteurs du tourisme de mémoire à prendre en compte des pratiques environnementales en l’incluant dans un tourisme durable et à intégrer de nouveaux enjeux afin de limiter l’impact du changement climatique sur les sites. Si les initiatives sont à l’heure actuelle locales et diversifiées, elles rencontrent l’intérêt croissant des visiteurs pour le tourisme de nature et les mobilités douces, encourageant les collectivités à développer des politiques territoriales qui répondent à cette nouvelle donne.