Le baromètre 2024 est riche d’enseignements sur l’évolution des budgets alloués à la culture et des priorités de la politique culturelle des collectivités. Ces informations sont particulièrement éclairantes, au moment où beaucoup d’institutions culturelles sont fragilisées, dans un contexte d’inflation et de réduction budgétaire. S’il est moins développé, le volet de l’enquête consacré aux entraves à la liberté de création et de diffusion et aux atteintes aux œuvres ou aux équipements culturels donne malgré tout des indications sur la façon dont les collectivités perçoivent l’évolution de ces entraves et atteintes. Des informations plus poussées sur les auteurs, sur leurs motivations et sur les modalités de leur action auraient été utiles pour notre analyse. Néanmoins les réponses aux questions ouvertes offrent un aperçu des quelques faits qui ont frappé les responsables culturels et permettent de dégager certaines indications générales.
Une sous-évaluation des entraves ?
Dans un grand nombre de collectivités, il semblerait qu’il n’y ait pas eu d’entrave ou d’atteinte : globalement, on relève 83 % de réponses négatives pour les entraves et 76 % pour les atteintes, contre seulement 10 % de réponses positives pour les entraves (8 % plus qu’avant, 2 % autant) et 17 % pour les atteintes (13 % plus qu’avant, 4 % autant). On peut se demander si, dans certains cas, ces réponses négatives tiennent moins à une absence de faits avérés qu’à une forme d’inattention. Les collectivités qui ne sont pas sensibilisées au phénomène ont sans doute tendance à ne pas en tenir registre, surtout si les faits n’ont pas eu une audience médiatique importante. Il est possible que certaines collectivités aient tendance à minorer les pressions contre la liberté de création et de diffusion parce qu’elles n’ont pas encore pleinement intégré l’idée que les entraves concertées avec menaces sont, depuis la loi du 7 juillet 2016, un délit puni d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende.

On peut aussi faire l’hypothèse que les responsables de collectivités ont de la difficulté à percevoir certaines de leurs actions comme des entraves et qu’ils remarquent surtout celles imputables à des agents extérieurs. Quand ils ont été amenés à se prononcer en faveur d’une interdiction, c’est à leurs yeux une juste réaction aux « dommages » qu’une œuvre risque d’infliger aux spectateurs potentiels ou à une partie d’entre eux. S’ils sont à l’origine de l’entrave, les responsables de collectivité auront donc tendance à la considérer comme une mesure de protection des personnes que l’œuvre est susceptible de blesser. Parfois, ils invoqueront l’ordre public, alors qu’en réalité la motivation sera plus prosaïque : la peur de déplaire, en particulier aux tenants d’un certain ordre moral. Il n’est pas rare de voir des responsables déprogrammer des manifestations, dès que des protestations se font entendre, comme ce fut le cas à Toulouse, en février 2023, quand la mairie annula un atelier de lecture pour enfants qui devait être animé par des drag-queens, dans une médiathèque Les exemples cités dans l’article ne sont pas issus du baromètre de l’OPC.
Il faudrait, pour être précis, distinguer les entraves internes, venant des autorités et tutelles administratives ou politiques, des entraves externes, qui sont le fait de groupes de pression formels ou informels, identifiés ou non. Ce sont les entraves internes qui risquent d’être mal repérées. D’autant plus que certaines sont indirectes : ainsi du festival de théâtre Sens Interdits de la région lyonnaise, dont l’organisation, en septembre 2023, a été compromise alors que des artistes maliens, nigériens et burkinabés n’ont pu y participer, le Quai d’Orsay ayant brutalement arrêté la délivrance des visas dans ces trois pays. Ces entraves venues d’en haut, dont les motivations ne sont pas culturelles, sont sans doute assez rares. Bien plus fréquentes sont les interventions des autorités régionales ou locales, dont certaines visent les institutions culturelles en tant que telles. Elles connaissent des formes douces, quand la politique culturelle devient la dernière des priorités. Elles sont bien plus brutales quand des coupes drastiques sont opérées dans le budget de la culture, comme ce fut le cas, en décembre 2024, dans la région des Pays de Loire (73 % de baisse), et au conseil départemental de l’Hérault, en janvier 2025, où le président, après avoir annoncé une suppression totale du budget culture, a fait marche arrière et annoncé une coupe de 48 %. Parfois ce sont des institutions précises qui sont ciblées. Le cas le plus notable est celui de la région Auvergne-Rhône-Alpes, où le spectacle vivant a vu ses subventions amputées, jusqu’à la suppression pure et simple. Les motivations étaient clairement politiques : le Théâtre Nouvelle Génération de Lyon a fait la une des médias, en avril 2023, lorsque la région lui a brutalement retiré la totalité de ses subventions après la critique de l’orientation de sa politique culturelle par le directeur du théâtre, se prononçant en tant que responsable syndical. C’est assurément un cas extrême mais il est représentatif d’une tendance marquée des responsables politiques à s’arroger un rôle discrétionnaire dans les choix culturels des collectivités dont ils ont la charge. La presse s’en fait régulièrement l’écho. Citons encore, en janvier 2024, l’exposition de photos sur des familles roms jetées à la rue à Montreuil, organisée par l’association culturelle de Saint-Georges-de-Didonne (Charente-Maritime) : le maire a opposé son veto à cause du sujet, « trop sensible politiquement » pour les administrés. Cette intervention a été dénoncée sur Mediapart et l’exposition a pu se tenir ailleurs, mais d’autres échappent à l’attention, impossibles à dénoncer, faute de preuves, puisque les décisions sont prises dans le secret des bureaux. Ainsi, une exposition de photos sur un sujet considéré comme sensible politiquement, pourtant lancée par une institution culturelle prestigieuse, a été annulée par la volonté d’un président de conseil départemental : il a clairement signifié qu’il n’en voulait pas, mais sans laisser de trace écrite. Nous en avons eu vent, à l’Observatoire de la liberté de création, mais les agents chargés de l’exposition n’ont pas voulu alerter les médias, de peur de mesures de rétorsion, car les quelques mails attestant l’intervention politique auraient immédiatement permis d’identifier les fuites. Certains élus peuvent se livrer à des abus de pouvoir et des délits caractérisés sans que ceux-ci soient dénoncés sur la place publique. Le fait que les institutions culturelles dépendent de subventions est pour beaucoup dans cette omerta. Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, qu’autant de collectivités aient l’impression qu’il n’existe pas d’entraves.
Des atteintes plus facilement perçues
Le baromètre fait apparaître une différence sensible entre entraves et atteintes, ces dernières étant plus fréquemment attestées : 7 % de plus de réponses positives pour les atteintes que pour les entraves et 7 % de moins de réponses négatives. Que les collectivités soient plus sensibles aux atteintes qu’aux entraves peut s’expliquer de trois façons. Tout d’abord, la tendance à ne pas percevoir les entraves comme telles, surtout quand elles viennent des responsables. Ensuite la visibilité des atteintes aux œuvres qui sont plus spectaculaires et plus durables, alors que les entraves peuvent être discrètes. Enfin, les atteintes semblent avoir été surévaluées en raison des émeutes de 2023. Non pas qu’on ait déclaré des atteintes inexistantes, mais certaines, même si elles ont endommagé une œuvre ou un équipement culturel, ne relèvent pas d’une action concertée contre les biens culturels. Cela apparaît clairement dans une réponse aux questions ouvertes, qui fait état d’une atteinte purement accidentelle, quand une médiathèque a brûlé parce qu’une voiture avait été incendiée à côté. En outre, ainsi que les médias l’ont relayé, les institutions culturelles sont parfois victimes d’une violence urbaine qui n’a pas vraiment de dimension culturelle. Les émeutes déclenchées par la mort de Nahel, à Nanterre, en juin 2023, se sont rapidement étendues à la France entière et ont gagné jusqu’aux départements d’outre-mer. Elles ont certes endommagé des équipements culturels, mais parmi bien d’autres types d’équipement. La colère des émeutiers s’est tournée contre la police (des commissariats ont été attaqués), contre des symboles d’autorité – et notamment celle de l’État – mais aussi contre tout ce qui était à portée de main. Elle a visé en particulier les médiathèques, avec des tentatives d’incendie, par exemple à Marseille, ou des incendies effectifs, comme à Amiens ou à Metz (où une médiathèque a été entièrement détruite). Les théâtres également ont été attaqués : la façade et le hall de la MC93, la porte et le hall de l’Opéra du Rhin, à Strasbourg, le Colisée à Roubaix et un théâtre de Val-de-Reuil ont été dégradés. Il est difficile de considérer globalement ces faits comme des atteintes à la culture. Sauf dans quelques cas où les émeutiers ont pu s’en prendre aux symboles d’une culture dont ils se sentaient exclus, les équipements culturels ont plutôt été des victimes collatérales, ce qui relativise quelque peu l’augmentation des atteintes constatée par un certain nombre de collectivités. Il ne faudrait pas en conclure que les atteintes sont négligeables, mais il faut pondérer l’impression qu’on peut avoir, à première lecture, que le patrimoine culturel est en danger, tandis que l’activité culturelle est relativement préservée.
Des atteintes et des entraves qui se diversifient
On peut tirer de l’enquête deux autres indications. Les entraves semblent un phénomène surtout urbain ou du moins elles sont plus facilement repérées dans un contexte urbain : 16 % des métropoles et 17 % des communes supérieures à 100 000 habitants en ont constaté, contre 4 % des communes de 50 000 à 100 000. Mais cette différence s’estompe pour les atteintes : 21 % des métropoles et 26 % des communes supérieures à 100 000 habitants, contre 24 % de celles de 50 000 à 100 000.


La dernière indication est que, même si les émeutes de l’été 2023 ont un peu faussé la perception des atteintes, la tendance est à l’augmentation car, dans les collectivités où des entraves et des atteintes ont été constatées, l’augmentation l’emporte nettement sur la stabilité : 8 % d’augmentation contre 2 % de stabilité pour les entraves, et 13 % d’augmentation contre 4 % de stabilité pour les atteintes. Autrement dit, parmi les collectivités qui ont constaté des entraves ou des atteintes, trois à quatre fois plus nombreuses sont celles qui notent une augmentation que celles qui ne voient pas d’évolution.
Les réponses aux questions ouvertes ne permettent pas de dégager une image nette de l’évolution et des nouvelles tendances, mais elles confirment ce que nous remarquons, à l’Observatoire de la liberté de création. Les entraves et les atteintes se sont diversifiées, c’est là le premier point. Il y a vingt ans, elles étaient essentiellement le fait d’activistes politiques et religieux situés à l’extrême droite. Depuis quelques années, avec la montée de nouvelles organisations ayant pour objet de lutter contre diverses formes de discrimination, on a vu se multiplier des revendications contre des artistes accusés de délits ou de crimes sexuels ou contre des œuvres accusées de diffuser une idéologie sexiste, raciste ou discriminatoire. Plus récemment, des activistes s’en sont pris à des œuvres pour attirer l’attention sur l’urgence climatique, étant précisé que jusqu’à ce jour, aucune atteinte irréversible n’a été portée aux œuvres, utilisées comme un moyen d’attirer l’attention sur une cause qui ne les concerne pas vraiment. À noter que ce type d’action semble en recul, certains groupes y ayant renoncé, car il est mal perçu par le public.
Le deuxième point est que, en dépit de la diversification des auteurs et des motivations, les menaces les plus sérieuses continuent de venir de l’extrême droite politique et religieuse, les activistes se sentant confortés par son influence grandissante dans les urnes. Ces atteintes se développent sur deux terrains. Le premier est l’accusation de blasphème, de profanation ou d’atteinte à la dignité religieuse : soit l’œuvre porte atteinte aux valeurs religieuses ou familiales traditionnelles, soit elle est présentée dans une église, même si celle-ci est désacralisée ou si la présentation a été dûment autorisée par les responsables ecclésiastiques. Le second est la protection de l’enfance, la moindre référence à la sexualité devenant prétexte à des accusations d’incitation à la pédopornographie. C’est le cheval de bataille d’associations de parents d’élèves, comme Parents vigilants ou Parents en colère, qui s’emploient, souvent efficacement, à empêcher des spectacles ou lectures sur le genre et qui essaient de faire retirer des bibliothèques les titres qui leur déplaisent pour des raisons politiques, morales ou religieuses.
Souvent moins visibles et plus difficiles à démontrer sont les abus de pouvoir des responsables politiques, qui s’arrogent un droit de regard sur les choix des institutions culturelles ou qui pèsent sur l’attribution des financements en fonction de leurs options idéologiques. De tels cas sont d’autant plus problématiques que ces entraves, reconnues par la loi depuis 2016 comme des délits, sont le fait de ceux-là mêmes censés veiller à son application.
Certes, les entraves et atteintes ne sont pas quotidiennes, mais elles vont croissant. Par conséquent, il est urgent de mieux cerner les contours du phénomène et son évolution. Le grand nombre de collectivités qui n’en ont pas connaissance peut paraître rassurant. Mais nous craignons que certains faits ne soient ignorés ou du moins pas jugés assez importants pour qu’on en garde trace, ou encore que des responsables se permettent d’intervenir sans considérer qu’ils outrepassent leurs attributions.
Il importe donc d’inciter les collectivités à plus de vigilance. C’est en étudiant de plus près ces actes qu’on apprendra à les contrer et, éventuellement, les prévenir. Pour mieux apprécier la gravité des faits et les menaces qui pèsent actuellement sur la liberté de création et de diffusion des œuvres, il serait utile d’aider les collectivités à mieux les identifier, et de les inciter à effectuer les signalements et à les archiver. Pour cela, il est hautement souhaitable qu’elles désignent un responsable qui organise un système de veille. Mais pour que ces collectivités prennent mieux conscience de la façon dont les entraves s’organisent, il faudrait pouvoir recueillir des informations sur la nature des faits, l’identité des auteurs et autrices (si elle est connue) et les motivations (si elles sont explicites ou si on peut les conjecturer).
Disposer de données est aussi un moyen d’alerter et de responsabiliser les collectivités. L’Observatoire de la liberté de création est en position d’intervenir en cas de menace de censure. Il peut le faire par des moyens qui vont de la médiation à la procédure. Il est un interlocuteur privilégié et expérimenté et peut être consulté en toute confidentialité. Sur son site, un onglet permet de signaler les faits dont on a connaissance.