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Article paru dans L’Observatoire no 63, décembre 2024

Une enquête du Monde (12 avril 2024) sur l’attribution du label « capitale européenne de la culture » à la ville de Bourges nous apprend que le maire Yann Galut avait au départ fait appel à une société d’ingénierie culturelle, Troisième Pôle. Mais le résultat escompté s’est fait attendre : « le projet patine », écrit le journaliste Laurent Carpentier. Au bout du compte, la ville décide d’arrêter sa collaboration avec cette agence pour confier le projet à Pascal Keiser, directeur de théâtre et commissaire d’exposition, qui s’était déjà occupé de la candidature de la ville belge de Mons comme capitale européenne de la culture. Un choix porteur : Bourges rafle la mise et organisera l’événement en 2028. Ces sociétés d’ingénierie, qui emportent aujourd’hui nombre d’appels d’offres dans le secteur culturel, seraient donc faillibles ?

La directrice de Troisième Pôle, Caroline Couraud, nous donne sa version des faits : « La ligne d’orientation politique a changé. Au départ, la ville de Bourges nous a demandé d’imaginer un projet le plus participatif possible, en dialogue avec les habitants. Puis le maire a souhaité avoir un interlocuteur unique, à l’ancienne. Il peut être plus facile dans certains cas pour un élu d’avoir face à lui une seule personne. »

Mais le rétropédalage de Bourges semble plutôt une exception. Aujourd’hui, la tendance est surtout de voir les collectivités territoriales se tourner vers des sociétés extérieures pour réaliser ce qu’elles faisaient encore en interne il y a quelques années. Un effet donc d’aubaine pour les acteurs du secteur. « La baisse des dotations publiques a amené les collectivités à se réorganiser, à externaliser davantage pour gagner sur leurs masses salariales », constate Vincent Carry, directeur général d’Arty Farty, qui gère les Nuits sonores à Lyon et la Gaîté lyrique à Paris, et a développé en son sein une activité d’ingénierie culturelle. « Ce sont majoritairement les villes moyennes qui font appel à nos services. Les grandes villes peuvent davantage le faire en interne », observe Caroline Couraud. Il arrive également que des opérateurs culturels en tant que tels sollicitent des sociétés d’ingénierie pour des missions de développement, économique ou bâtimentaire. Anne-Caroline Jambaud, codirectrice du pôle Coordination et Liens d’Arty Farty, note que « la complexité des dispositifs de financement public incite aussi à faire appel à des sociétés d’ingénierie, car les structures culturelles ne sont pas assez outillées ». Les établissements publics ou parapublics ne sont pas les seuls commanditaires. Des promoteurs immobiliers passent également des appels d’offres à ces sociétés, en particulier pour accompagner la transformation de friches industrielles en tiers-lieux. Les missions sont extrêmement variées, depuis l’étude de politiques culturelles jusqu’à des recommandations pour l’aménagement d’espaces, en passant par du conseil artistique ou l’accompagnement de dossiers européens. Ces agences d’ingénierie ont donc entre leurs mains une (grande) partie de l’avenir du paysage culturel.

La tendance est surtout de voir les collectivités territoriales se tourner vers des sociétés extérieures pour réaliser ce qu’elles faisaient encore en interne il y a quelques années.

Multiplication des acteurs et complexité des missions

Les sociétés qui répondent à ces appels d’offres sont de différentes natures. Les plus grands cabinets d’audits et de conseils investissent désormais le créneau culturel, notamment EY (anciennement appelé Ernst & Young), l’un des leaders mondiaux en ce domaine, ou encore le groupe In Extenso, qui compte près de 6 200 collaborateurs. Ces entreprises développent un modèle duplicable qui leur permet de répondre à un maximum d’appels d’offres. « Les collectivités peuvent être séduites par l’image d’autorité due à la taille de ces agences et au prestige de leur marque. Par exemple, un maire peut parfois plus facilement faire accepter un projet de nouvelle médiathèque en disant que c’est EY qui le lui recommande », nous souffle un observateur du secteur, qui craint un effet de concentration du marché de l’ingénierie culturelle. À la suite de notre demande d’interview, la direction de la communication d’EY nous a indiqué que « les équipes ne prenaient pas la parole sur le sujet en raison du changement de gouvernance actuel en interne ». Prompt à répondre aux appels d’offres, EY semble moins réactif avec les journalistes. Dans le secteur, certaines voix critiquent également les méthodes de ces groupes qui vont toujours aller dans le sens de leur commanditaire.

L’économie sociale et solidaire (ESS) s’empare aussi de ce créneau. La branche culture du groupe SOS, géant de l’ESS, compte en son sein l’agence Troisième Pôle. Elle développe des projets à Marseille, Saint-Ouen, Sèvres. Par sa gouvernance et son mode organisationnel, l’ESS diffère nettement du secteur culturel institutionnel. Il n’empêche : les deux mondes cherchent à se rencontrer. Et l’ingénierie en est une porte d’entrée. « Comment hybrider les financements ? Comment créer de l’innovation en servant l’intérêt général ? Ces pistes nous semblent passionnantes à explorer, pour dépasser notamment les barrières public/privé, nous dit Sarah Yanicostas, directrice générale Culture du groupe SOS. Notre but est de coconstruire avec les artistes, les habitants, les associations, et de permettre l’accès à la culture pour des publics au parcours de vie cabossé. » Reste des freins dans la philosophie même des projets : « L’ESS pense beaucoup plus en évaluation d’impact que le secteur culturel, poursuit Sarah Yanicostas. C’est un monde qui est encore trop cloisonné, qui regarde parfois de haut les publics qu’il ne connaît pas. »

En parallèle, on voit aussi de plus en plus d’associations ou d’opérateurs culturels développer en leur sein une activité d’ingénierie. Ces acteurs de terrain mettent en avant leur expérience. « Comme nous gérons plusieurs structures culturelles, nous ne sommes pas une agence hors-sol. On est dans le faire. Nous sommes de bons capteurs de l’évolution des usages », nous dit Vincent Carry, avant de préciser : « Nous faisions toujours un peu d’ingénierie culturelle, mais désormais ce volet a vocation à se développer. » Arty Farty a ainsi remporté des appels d’offres pour des missions sur des halles à Marseille et Toulouse, un festival à Reims, une école à Lyon.

Enfin, les grands établissements publics se mettent également sur ce créneau. À Paris, le Centquatre compte ainsi une équipe d’une douzaine de personnes dédiée à cette activité, dont la moitié est composée d’urbanistes, géographes, architectes. « L’un de nos domaines de prédilection, ce sont les projets d’urbanisme culturel, souligne Martin Colomer-Diez, directeur de l’ingénierie culturelle du Centquatre. Avant même de développer un département spécifique, nous avons été sollicités par des institutions, des gouvernements qui cherchaient à réhabiliter des lieux patrimoniaux. Tout le monde veut aujourd’hui sa friche culturelle. » L’arrivée des établissements publics sur le marché fait grincer des dents. Pour Caroline Couraud, « c’est de la concurrence déloyale. Ces institutions sont subventionnées. Elles recrutent désormais des collaborateurs pour se développer sur ce créneau. Et en face, les commanditaires espèrent ainsi obtenir un mini-Centquatre ». Une vision que Martin Colomer-Diez ne partage pas : « On doit être rentable comme une société privée. Nos marges servent à financer l’activité artistique du Centquatre. Et en aucun cas, nous ne cherchons à faire un mini-Centquatre, bien au contraire, nous recherchons à mettre en avant l’identité de chaque projet. En revanche, si certains acteurs viennent vers nous, c’est peut-être aussi grâce à notre réputation de service public. »

On l’aura compris : sur ce marché, chaque agence essaie de se distinguer. EY avec son expertise économique, SOS avec son volet social, le Centquatre avec son axe urbanistique ou encore Arty Farty avec sa dimension éditoriale, comprenant en son sein un pôle Idées… Steven Hearn, fondateur il y a vingt-cinq ans de Troisième Pôle, observe l’évolution de l’ingénierie culturelle : « La première génération a été incarnée par une figure comme Claude Mollard, fondateur de l’agence ABCD, qui organisait les grands projets culturels du pays. Puis on est passé à une vague de techniciens. Aujourd’hui, on repolitise l’ingénierie culturelle, en prenant en compte les questions de développement durable, d’inclusion. »

Si les sociétés se développent sur ce créneau, est-ce par appât du gain ? Sur le plan économique, les témoignages sont nuancés. « Il y a un fantasme sur les sociétés de conseil. Mais cela dépend de la taille des structures. Nous faisons pour notre part un million d’euros de chiffre d’affaires et arrivons à être à l’équilibre », nous dit Caroline Couraud, précisant que la moitié de ses équipes télétravaillent en région – comme pour faire mentir le cliché de la société parisienne donnant des leçons à la province. « On perd beaucoup d’appels d’offres. Or à chaque fois, c’est un temps important qui est mobilisé. Dans les concours d’architecture, les équipes shortlistées sont payées. Ce n’est pas le cas dans notre domaine », regrette Vincent Carry. Récemment, Arty Farty a ainsi consacré beaucoup de temps au projet du Théâtre national de Strasbourg, qui voulait réhabiliter un ancien auditorium situé dans ses murs mais aujourd’hui inutilisé. C’est le Centquatre qui a remporté la mise. Arty Farty réalise en ingénierie culturelle un chiffre d’affaires annuel d’environ 100 000 euros – une mission rapporte entre 5 000 et 30 000 euros. La branche ingénierie culturelle du Centquatre ne souhaite pas de son côté communiquer le montant de son chiffre d’affaires.

Externaliser des missions de préfiguration qui se révéleront décisives dans le développement de l’offre Culturelle n’est-il pas quelque peu paradoxal ?

Enjeux politiques et éthiques : quel avenir pour l’ingénierie culturelle ?

Le développement des agences françaises passe aussi par l’étranger, où elles exportent leur savoir-faire. Troisième Pôle et Arty Farty ont par exemple toutes deux travaillé en Afrique de l’Ouest. Il peut s’agir aussi bien de missions de développement culturel que d’études de dispositifs techniques.

Reste des questions éthiques. « Contrairement à d’autres agences, nous n’avons pas candidaté pour des appels d’offres en Arabie saoudite, alors même que le pays se développe sur le plan culturel  », nous dit Steven Hearn. Pour le projet d’Al-Ula, au nord-ouest du pays, le régime wahhabite a en effet travaillé avec nombre de sociétés françaises, notamment Accor. La France a même mis en place Afalula, une agence pour le développement d’Al-Ula. Les sociétés d’ingénierie s’inquiètent aussi devant la nature de certains appels d’offres. « Des promoteurs immobiliers veulent profiter de la culture pour créer un phénomène de gentrification et ainsi faire s’envoler les loyers », observe Anne-Caroline Jambaud. « On y a cru au départ, mais on s’est rapidement rendu compte que, dans l’orientation donnée à ces tiers-lieux, la culture n’était qu’un prétexte pour vendre de la bière », nous dit Steven Hearn, qui confie aussi avoir refusé de concourir au projet controversé d’EuropaCity, méga centre de loisirs et de commerce en Île-de-France finalement abandonné. L’intérêt général est parfois bien loin… De l’autre côté, les acteurs de l’ingénierie se félicitent de voir se développer les projets en milieu rural. « La place de la culture y est un enjeu démocratique, d’autant plus avec la menace de l’extrême droite », dit Vincent Carry.

Mais une question fondamentale se pose : externaliser des missions de préfiguration qui se révéleront décisives dans le développement de l’offre culturelle n’est-il pas quelque peu paradoxal ? « On a fait en sorte de rendre leur externalisation inévitable, en réduisant le personnel et en créant des dispositifs techniquement de plus en plus complexes. C’est finalement une question politique : veut-on confier l’avenir culturel du pays à des grandes agences de conseil et d’audit ? », nous dit un observateur du monde culturel, sous couvert d’anonymat. Face à ce libéralisme grandissant, tout l’enjeu est d’arriver à garder une diversité d’acteurs sur ce marché. La confiscation des missions d’ingénierie entre les mains de quelques agences pourrait constituer un risque majeur de standardisation du paysage culturel.

Portrait d’Antoine Pecqueur : photo Léa Crespi © Flammarion