*Il s’agit ici des baisses de coûts permises par le fait de réduire la surface des bureaux.

Article paru dans l’Observatoire no 59, avril 2022
Ce mouvement va de pair avec une évolution de l’habitat, depuis les grandes villes vers des villes moyennes ou territoires ruraux qui offrent la possibilité de disposer de logements plus spacieux à moindre coût. On aperçoit les premiers signaux de ces migrations dans les inscriptions scolaires, et l’on peut supposer que la durée de la pandémie – et le fait que se conjuguent des aspirations à une vie supposée meilleure et des stratégies d’entreprise – va faire de ce mouvement migratoire un mouvement durable, même s’il n’est pas massif.
Les télétravailleurs ont en règle générale un niveau d’éducation plus élevé que la moyenne des Français et sont donc des consommateurs de culture plus assidus que la moyenne. Comment leurs consommations culturelles vont-elles évoluer ? Seront-elles moins fortes durant l’année et plus denses à l’occasion des festivals, dont la multiplication est l’un des traits marquants de l’évolution de l’offre culturelle Voir A. Djakouane et E. Négrier, Festivals, territoire et société, Paris, Presses de Sciences Po, 2021. ? Basculeront-elles vers le tout numérique ? Ou bien ces néoruraux et ces nouveaux habitants des villes moyennes chercheront-ils de nouveaux lieux de culture dans les territoires qu’ils auront rejoints, contribuant ainsi à la monétisation de l’offre culturelle locale et, à terme, à des reconfigurations de cette offre ?
Récompenser des villes moyennes (50 000 à 150 000 habitants) pour un projet culturel, qui leur confère un label et qui se traduit par un effet de levier allant au-delà de la culture, semble, dans ce contexte, particulièrement justifié. C’est avec ce regard que je voudrais me pencher sur les quelques enseignements que j’ai pu tirer de mon appartenance au jury pour l’attribution du titre de « Capitale française de la culture 2022 », autour de trois questions : comment les projets s’inscrivaient-ils dans la politique locale ? Quels ont été les éléments les plus convaincants ? Quels enseignements en tirer, tant pour les membres des futurs jurys que pour les villes candidates dans ce qu’elles peuvent attendre de la labellisation ?
Des candidatures qui prolongent les politiques locales
Il est très difficile de bâtir un dossier qui ne s’ancre pas dans une politique culturelle déjà existante. C’est la mise en réseau d’établissements culturels, d’initiatives développées de longue date par des acteurs culturels, mais aussi par des écoles, des universités, ou à la faveur d’un projet porté simplement par une compagnie de théâtre, une association, un collectif d’enseignants, qui a constitué la base des dossiers les plus solides. On pourrait presque avancer que la constitution d’un dossier passe par le travail préalable d’une sorte de voiture-balai qui collecte les programmes et les actions en gestation. De ce point de vue, la volonté de candidater prend naissance quasi naturellement dans les lieux où l’on rencontre la combinaison d’une tradition de programmations et plus généralement d’une politique culturelle déjà significative.
Certaines villes ont une identité forte (héritée d’une histoire sociale et politique) qui modèle pour partie la vie quotidienne et l’économie du territoire. Pour d’autres, le défi est de créer ou de faire apparaître des singularités qui ne sont pas immédiatement perçues de l’extérieur. Il faut aussi se projeter dans une dynamique territoriale qui excède le périmètre dans lequel la programmation s’inscrit. Une ville-capitale rayonne sur un territoire, et l’on pourrait dessiner des cercles concentriques autour de la ville-centre rassemblant des acteurs culturels susceptibles de tirer profit de « l’année-capitale ».
Quels ont été les éléments les plus convaincants ?
La plupart des dossiers étaient impressionnants par le travail de construction d’un véritable projet que l’on y trouvait, comme par les convictions qui transparaissaient au sujet de la place de la culture dans la vie locale. On y décelait une volonté farouche de faire de la culture un élément clé de l’identité de la ville et du bien-être des populations. Si, dans certains cas, cette volonté n’avait pas attendu l’ouverture du concours, elle se trouvait amplifiée par l’opportunité que celui-ci avait constituée.
Le ministère de la Culture avait élaboré une grille d’évaluation très précieuse (voir sur ce point l’article de Bernard Faivre d’Arcier qui en donne la liste complète), mettant en évidence les critères qui devaient prévaloir afin de rendre les comparaisons et les jugements les plus objectifs possibles. Avec le recul, quatre axes peuvent être mis en avant : la cohérence du projet, la vision qui le sous-tend (son intelligence, son caractère novateur), le fait qu’il soit partagé par une diversité d’acteurs, et son réalisme.
La cohérence
J’évoquais plus haut la liste des évènements qui ponctuent l’année de la labellisation ; le passage d’une liste à un véritable projet se joue à travers la mise en cohérence de l’ensemble de ces évènements. Cela peut se produire quand des acteurs culturels – qui jusque-là menaient leurs projets séparément – se coordonnent, dialoguent et construisent des initiatives communes. Si le concours réclamait de mobiliser divers champs artistiques (spectacle vivant, patrimoine matériel et immatériel, arts visuels et numériques, audiovisuel, cinéma, livre et lecture, industries créatives…), il n’était cependant pas indispensable de couvrir tout le spectre des activités culturelles : le risque, sinon, eût été de donner un sentiment de dispersion, avec l’inconvénient de « faire un peu de tout ».
Erhard Friedberg et Philippe Urfalino ont souligné, il y a plus de vingt ans, la propension des villes à investir tous les champs de la culture, développant une stratégie « de catalogue » comme en décalque de ce que fait le ministère de la Culture Cf. E. Friedberg. et Ph. Urfalino, Le Jeu du catalogue, Paris, La Documentation française, 1984, et Ph. Urfalino, L’invention de la politique culturelle, Comité d’histoire du ministère de la Culture, Paris, La Documentation française, 1996.. Une ligne de force des politiques culturelles locales est aujourd’hui de mettre en avant des caractéristiques locales, créatrices d’une différence, même si la logique antérieure d’un développement « tous azimuts » n’a pas complètement disparu.
Une vision
La mise en cohérence implique une vision, un projet commun, identifié au niveau local et susceptible d’être visible au niveau national, voire européen. Cela ne va pas de soi. De longue date, les politiques culturelles ont été menées en silos (le spectacle vivant, le patrimoine, les musées, etc.) et trop souvent à l’écart des politiques sociales, des politiques de la ville, des politiques du logement, des politiques de l’éducation. La méfiance est réciproque ; elle hérite de traditions étatiques. On connaît la prévention d’André Malraux contre l’idée que l’amour de l’art peut être transmis par l’école. Le goût de l’art et de la culture était à ses yeux le produit de la grâce, du bonheur immédiat et sans intermédiaire que représentent, par exemple, l’écoute d’un opéra ou l’entrée dans un musée. Cette méfiance est bien moins forte au niveau des municipalités et plus généralement des collectivités territoriales.
Parmi les projets les plus séduisants et les plus convaincants, on trouvait ceux qui parvenaient à tirer profit d’une identité culturelle forte (on pense spontanément au cinéma à Cannes, ou à la bande dessinée à Angoulême) tout en étant à même de s’en émanciper (une sorte « d’en même temps » qui ne va pas de soi), comme à dépasser les clivages traditionnels entre les disciplines du champ culturel et entre les différents domaines des politiques publiques.
Dans son dernier ouvrage Cf. G. Saez, La gouvernance culturelle des villes, Paris, La Documentation Française, 2021. consacré à la politique culturelle des villes, Guy Saez relève que, depuis le début du XXIe siècle, on assiste à une « métropolisation de la culture » selon trois stratégies : celle de la ville créative, celle de la ville participative et celle de la ville globale ; pour des villes moyennes, choisir entre chacune de ces stratégies ou tenter de les mener de front est loin d’être aisé. Dans les dossiers portés par celles-ci, ce sont les deux premières qui s’imposaient, mais dans un équilibre difficile à établir durablement ; la dimension internationale des projets présentés restait d’ailleurs très inégalement développée.
Une vision, c’est encore, par définition, un projet d’avenir, une inscription dans la modernité. Je crois que cela ne saurait passer exclusivement par le numérique. Le numérique n’est pas une fin, mais un outil qui traverse aujourd’hui, à divers titres, l’ensemble de l’offre et des pratiques culturelles. Il induit des pratiques nouvelles chez les créateurs qu’il s’agit d’accompagner. J’ai trouvé particulièrement intéressants les dossiers qui faisaient du numérique un outil de l’inclusion de tous, et pas seulement des jeunes (à Metz notamment).
Le partage du projet par une diversité d’acteurs
C’est à la fois une évidence et une gageure : on ne saurait monter un projet ambitieux et soutenable sans mobiliser une diversité d’acteurs. Et c’est un défi que d’aller chercher des talents hors des sentiers battus, de proposer des actions qui « embarquent » dans un même bateau des créateurs, des entrepreneurs, des professionnels de l’administration de la culture, des habitants, pour un concours où la compétition est forte et le gain bien faible. Mais l’enjeu est double, au-delà du domaine de la culture : l’entrée dans la compétition participe de l’image de la ville et de ses élus ; elle diffuse un message vis-à-vis de l’extérieur, celui d’une ville qui entend, par sa stratégie dynamique, créer un effet d’attractivité dont on a vu plus haut à quel point il est important dans le contexte présent.
Les dossiers affichaient encore une volonté de réenchanter les territoires, de proposer un nouveau rapport à la culture, moins pyramidal, plus horizontal, dans lequel l’expression des publics trouve sa place. C’est là un enjeu très fort, qui passe par un travail de fond afin que les moyens dégagés ne se contentent pas de servir des vœux empreints de bonne volonté mais sans véritable effet.
Le réalisme du projet
Le Ministère n’a quasiment pas dégagé de moyens : un million d’euros pour la ville lauréate – la somme est dérisoire en regard de l’enjeu et des programmations affichées, riches et de qualité. Comment concilier une très belle ambition et de faibles moyens ? Certes, on peut supposer que la labellisation crée un intérêt chez des acteurs privés ainsi que de la part de la municipalité, qui s’engagent explicitement et implicitement à jouer le jeu par l’octroi d’un financement exceptionnel. Mais il n’empêche : certains dossiers présentaient une faiblesse du côté du budget, qui en rendait la faisabilité fragile et incertaine.
Quels enseignements peut-on en tirer ?
Du côté des candidats
Candidater est toujours un pari. On prend le risque de perdre. La constitution d’un dossier requiert du temps de travail, elle a un coût, et l’éventuel échec peut être mal vécu, en raison même de l’implication des élus et des acteurs culturels. De ce point de vue, les élus n’ont pas ménagé leur peine, et leur soutien a été précieux. Je pense par exemple à Laval ou au Mans, où les maires n’ont pas hésité à présenter le dossier avec talent et conviction.
En même temps, la construction même d’un tel projet a déjà des retombées, quel que soit le résultat final, en instituant un dialogue inédit entre acteurs. La coopération ne saurait s’éteindre avec la clôture du concours : en incitant chacun à se positionner dans un projet commun et en faisant émerger des idées nouvelles, elle ouvre la voie à des actions futures.
Les retombées attendues ne sauraient donc concerner les seuls lauréats ; et pour ces derniers, la labellisation ne suffit pas. Elle est la première brique d’un édifice qui reste à construire, à la fois tout au long de l’année concernée, mais aussi à plus long terme. Rappelons que les villes élues « Capitales européennes de la culture » (programme lancé en 1985 par Melina Mercouri, alors ministre de la Culture de la Grèce) qui ont connu les plus grands succès – certes avec des moyens bien plus importants et sur la base d’investissements exceptionnels – sont celles qui ont su pérenniser certaines initiatives et maintenir la dynamique enclenchée dans les années qui ont suivi ; je pense à Lille ou à Marseille (pour rester dans le cadre français), et à Košice en Slovaquie ou à Liverpool au Royaume-Uni.
J’ai eu toutefois le sentiment (déformation d’économiste ?) que la présence des acteurs privés était un peu faible dans certains dossiers ; c’est regrettable, du point de vue des financements bien sûr, mais plus encore parce que l’un des enjeux de la culture est d’élargir ses publics et qu’une entreprise qui investit en ce domaine associe d’une manière ou d’une autre ses salariés au projet qu’elle a choisi d’accompagner. De même, les possibilités offertes par le financement participatif m’ont semblé très absentes des projets. Or ce dernier n’est pas seulement un moyen de financement additionnel, il permet de créer des réseaux « d’amis » qui se joignent à la mise en place de projets.
Du côté des politiques publiques
Les « Capitales françaises de la culture » nous rappellent – s’il en est encore besoin – que la politique culturelle est, aujourd’hui, avant tout le fait des villes. Les collectivités territoriales dépensaient en 2018 environ neuf milliards pour la culture, dont sept du fait des villes et groupements de communes, à comparer avec le budget du Ministère qui était la même année de trois milliards et demi environ. On a pu évoquer l’image d’un ministère de la Culture comme chef d’un orchestre dont les musiciens sont disséminés sur le territoire ; la partition s’écrit aujourd’hui en divers points du territoire, et le chef d’orchestre, affaibli, propose son expertise et distribue quelques moyens. L’affaiblissement en question n’est pas nécessairement regrettable, car il est aussi le symptôme d’un ministère qui a fait son travail, qui a su mettre en œuvre un double mouvement de déconcentration On entend par là le déplacement vers la collectivité territoriale du contrôle et de la mise en œuvre de l’action des pouvoirs publics, via les Drac (Directions régionales des Affaires culturelles). et de décentralisation La décentralisation déplace la prise de décision vers l’échelon local., qui a impulsé une dynamique dans des territoires qui ont pris leur autonomie et défini leur propre chemin. De ce point de vue, l’intérêt du Ministère pour ce concours montre qu’il a pris la mesure de ce nouvel équilibre entre État central et échelon local. C’est tout à son honneur.
Parmi les enseignements que l’on peut tirer de ce jury, figure le très fort appui des acteurs locaux. Au-delà de l’action des élus et de leur engagement, on a pu observer une capacité nouvelle – dont je ne suis pas sûre qu’elle aurait existé il y a quelques années – à conjuguer des initiatives publiques et des initiatives privées, des financements publics et des financements privés, même si ces derniers sont restés encore modestes.
Du côté du jury
Je dois dire que j’ai bien aimé le fonctionnement du jury, avec son mélange de débats et de convivialité. Je me suis dit à plusieurs reprises qu’il fallait que nous soyons attentifs à deux écueils toujours possibles. Le premier est un effet de communication. Un dossier très (trop) bien ficelé peut conduire à surévaluer un projet par rapport à un autre. Il témoigne certainement d’une véritable implication, mais peut être aussi le signal d’une élégance et d’une qualité de présentation plus fortes que ce que le contenu du dossier aurait requis, au risque d’un effet trompeur. Par rapport à cela, il faut simplement demeurer vigilant. Le deuxième écueil réside dans la tentation souvent inconsciente de choisir en fonction du choix des autres ou de la réception supposée des résultats du concours. C’est la parabole du concours de beauté à laquelle John Maynard Keynes s’était référée (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, chapitre 12, 1936) afin d’expliquer le fonctionnement des marchés boursiers. Dans le concours fictif de beauté de Keynes, il s’agit d’élire les six plus belles femmes d’après une centaine de photographies. Au terme du concours, le lecteur-électeur dont la sélection se rapproche le plus des photos finalement choisies est récompensé. En d’autres termes, le jury ne choisit plus en fonction de ses propres goûts mais en fonction du choix supposé des autres électeurs. Se départir de cette tentation ne va pas de soi ; ce doit être un engagement implicite et fort des membres du jury.
Que conclure ?
Sans dévoiler le secret des délibérations, j’aimerais dire en quelques mots pourquoi Villeurbanne répondait bien à l’esprit de ce concours. Il y avait une alliance heureuse entre un héritage culturel très riche (Théâtre national populaire, École nationale de musique, Institut d’art contemporain et Fonds régional d’art contemporain, etc.) et une volonté de se projeter vers l’avenir en misant sur la jeunesse, avec notamment des actions de coopération avec les écoles et le monde universitaire. Il y avait ainsi tout à la fois une vision, un point de vue et un programme.
L’idée de mettre en avant les villes pour leur vie culturelle est fondamentale. La culture est un facteur d’attractivité métropolitaine, dans un contexte de tassement de la croissance démographique et de concurrence nouvelle entre les territoires. Une note du Conseil d’analyse économique Voir O. Alexandre, Y. Algan et F. Benhamou, La culture face aux défis du numérique et de la crise, notes du Conseil d’analyse économique, no 70, février 2022, et J. Beuve, M. Péron et C. Poux, « Culture, bien-être et territoires », Focus du CAE, no 79, février 2022. relève la sous-estimation par les statistiques du poids de la culture dans l’économie, et souligne – à partir de données issues des enquêtes SRCV (Statistiques sur les Ressources et Conditions de Vie) de l’Insee – l’importance de la culture pour le bien-être et la confiance dans l’avenir. On compte par exemple moins d’abstentionnistes aux élections dans les villes où l’offre culturelle est plus abondante. C’est sans doute fort de cette conviction que le ministère de la Culture devra faire vivre ce concours et peut-être – du moins c’est ce que j’espère – lui affecter des moyens un peu plus importants.